Petite histoire d’Emulation

Thierry Boudignon

(26 octobre 2013)

Le conférencier présente une petite histoire du rite Emulation, dont le texte intégral est disponible ci-dessous. Ce rite est le plus pratiqué dans le monde, mais il est mal connu en France, et d’ailleurs relativement récent puisqu’il résulte de la fusion au début du 19e siècle des deux rites des Grandes Loges de Londres (1717) et des Anciens (1751) dont la rivalité avait surtout des raisons d’ordre personnel et politique.

On rappelle les grandes dates de 1809 (fondation de la Loge de Promulgation) à 1835 (Arc Royal), étant entendu que des changements mineurs ont pu avoir lieu depuis lors.

René Guilly affirmait que « une Franc-maçonnerie inféodée à l’Angleterre est une Maçonnerie morte, mais qu’une Franc-maçonnerie qui l’ignorerait serait une Maçonnerie qui se meurt »...

Introduction

Si, jusqu’à un passé récent, l’histoire du style Emulation était fort mal connue en France, nous disposons aujourd’hui d’un ouvrage accessible dans la collection « Que Sais-Je ? ». Cette méconnaissance dont les causes sont diverses (obstacle de la langue, impression tardive des rituels, politique d’ostracisme de la Grande Loge Unie d’Angleterre vis-à-vis de la Maçonnerie française) a, entre autre, abouti en France à faire croire que le rite des 3 premiers grades le plus pratiqué du monde est le Rite Ecossais Ancien et Accepté. C’est une profonde erreur. Le rite le plus pratiqué dans le monde –et spécialement dans le monde anglo-saxon- est bel et bien le rite anglais en général et le style Emulation en particulier.

Ce rite que les anglais appellent « The Craft » et qui est présenté comme la manifestation de la « pure et ancienne Maçonnerie » est, en réalité, dans sa forme, un des plus récents, et date du début du XIXe siècle. Par comparaison le Rite Français et le RER ont été « fixés » dès la fin du XVIIIe siècle. De plus il est le résultat d’une fusion de systèmes rituels antérieurs ce qui fait que certains le considèrent comme une sorte de bricolage ni fait ni à faire et que d’autres le considèrent comme le modèle d’un rituel fondé sur « l’Art de la Mémoire ». Ce qui est certain c’est que c’est un rituel plus difficile à comprendre qu'il n'y paraît.

Si « Emulation » a été élaboré dans les années 1810-1830, l’histoire d’Emulation commence avant Emulation. Et pour cela il faut remonter aux origines de la Maçonnerie spéculative anglaise.

Deux Grandes Loges

Au XVIIIe siècle, en Angleterre il existait deux traditions maçonniques distinctes ou, plutôt, deux expressions distinctes d’une même tradition maçonnique :

  • la Grande Loge de 1717 dite « Moderne »
  • la Grande Loge de 1751 dite « des Anciens ».

Certes il y avait des distinctions rituelles entre ces deux traditions mais le fond de la rivalité résidait principalement dans des querelles de pouvoirs. Pour preuve on sait, par exemple, que le 1er chapitre de l’Arc Royal connu - grade de l’Arc Royal qui est la spécificité rituelle majeure des « Anciens »- a été fondé par des « Modernes ».

Ainsi pendant toute la 2e moitié du XVIIIe siècle, et tandis que la Maçonnerie française s’organisait et prospérait, les deux Grandes Loges anglaises se querellèrent et parfois âprement.

La voie de l'Union

Au début du XIXe siècle la situation sociale et politique avait changé en Angleterre. En 1799, la Maçonnerie anglaise en général avait connu une alerte sérieuse lorsqu’elle avait failli être touchée par une loi interdisant les « sociétés secrètes », demandant un serment. Les deux Grands Maîtres des deux Grandes Loges rivales s’étaient alors unis face au danger et avaient obtenus gain de cause. La voie de l’union était ouverte.

Celle-ci eut lieu en 3 temps :

  1. Une loge de promulgation (1809-1811) aplanit les divergences rituelles.
  2. L’avènement, en 1813, de 2 nouveaux GG.MM. , princes et frères de sang : le duc de Sussex (pour les Modernes) et le duc de Kent (pour les Anciens).
  3. La célébration de l’Union le 27 décembre 1813 : date de naissance de la Grande Loge Unie d’Angleterre.

Cette union réalisée tout était à faire, c’est-à-dire :

  • organiser administrativement la nouvelle GL
  • rédiger un nouveau Livre des Constitutions
  • mettre au point de nouveaux textes rituels

Ce dernier travail fut l’objet de la Loge de Réconciliation qui travailla de 1813 à 1816.

On a vu que le rite Anglais est le résultat de la fusion entre la tradition des « Modernes » et celle des « Anciens » mais ce sont ces derniers qui ont imposé leur vues :

  • les diacres étaient ignorés des « Modernes »;
  • la position des surveillants: les « Modernes » les plaçaient à l’Ouest et les « Anciens » à l’Ouest et au Sud;
  • les 3 grandes Lumières: Equerre-Compas-Volume de la Loi Sacrée. Chez les Modernes c'est le Soleil, la lune et le Maître de la Loge;
  • l’ordre des mots B∴ et J∴ chez les « Anciens » et J∴ et B∴ chez les « Modernes »;
  • l’installation secrète, généralisée par les « Anciens »;
  • L’arc Royal, à l’origine inconnu des « Modernes ».

Tout cela vient donc des « Anciens ».

Que restait-il aux Modernes ?

  • une maçonnerie en 3 grades et 3 seulement;
  • le tableau de loge, inconnu des « Anciens ».

En 1816 le Rite Anglais The Craft est né. On pense que les "Lectures" ou conférences d'instruction, et notamment celles organisées par William Preston à la fin du XVIIIe siècle, ont grandement influencé la rédaction de ces nouveaux rituels. Il n'y a qu'à parcourir les actuelles instructions du rite anglais pour le comprendre. Et si on connaît mal la manière dont la Loge de Réconciliation a travaillé, il appert que, selon la loi établie par l'anthropologie culturelle relativement aux sociétés de tradition orale, le rituel a évolué de 1816 aux années 1840.

Ainsi il sera donc procédé à :

  • la rédaction des Instructions qui sont très copieuses (1816-1820)
  • la rédaction du rituel de l’Installation Secrète (vers 1827)
  • la rédaction du rituel de L’Arc Royal (1835)

Par ailleurs, après sa mise au point en 1816, il s’agissait maintenant de faire connaître le nouveau rituel et de le faire adopter par les loges ce qui n’était pas une chose facile à une époque où il n’existait pas de rituels imprimés (rappelons qu’il n’existe toujours pas rituel imprimé officiel de la GLUA). Pour informer les loges des nouvelles dispositions rituelles les anglais conçurent des « loges d’Instruction » uniquement destinées à la pratique rituelle. C’est alors que va véritablement naître le style « Emulation ».

Deux loges d’instruction s’imposèrent rapidement :

  • la 1e, en 1817, est Stability
  • la seconde est, en 1823, la célèbre « Emulation Lodge of Improvement » qui existe toujours. C’est cette dernière qui va s’imposer très largement dans le monde entier au point que l’on parle aujourd’hui du « Rite Emulation ». Mais cette formulation est une erreur. Il est plus juste de dire : « Rite anglais style Emulation » style indiquant une manière particulière d’exécuter le rituel. Il existe aussi le style Stability et bien d’autres mais tous ces styles ne sont que des pratiques d’un seul et même rituel que nous appelons « rite anglais » mais que les anglais appellent The Craft - le Métier - attendu qu’en Angleterre, au sein de la GLUA il n’existe que ce seul rite.

Signalons pour mémoire l’existence d’une loge des Grands Stewards, véritable conservatoire du Craft.

Histoire d’Emulation jusqu’à nos jours

Le rite conçu en 1816, même s'il est d'une remarquable stabilité, a connu des modifications plus ou moins importantes :

Rappelons pour mémoire :

  • 1ère divulgation d'un rituel par Carlile en 1825, un républicain anglais hostile à la Maçonnerie. Cependant cette divulgation a peut-être joué le même rôle que celle de Prichard, un siècle avant, dans la fixation du rituel ;
  • 1838: édition "honorable" (c'est-à-dire avec certains mots cryptés) du rituel par Claret ;
  • le changement de place des ordres d’architecture sur les chandeliers. La ou les raisons de cette opération, vers 1840, n’ont pas encore été élucidées à ce jour.
  • vers 1870-1880 on note aussi quelques publications dites "sauvages" du rituel. On sait ainsi que la forme "Emulation" du rituel est à peu près fixée;
  • l’évolution des desseins des tableaux de loge selon le goût du temps.
  • impression officieuse du rituel par Lewis en 1906;
  • publication officieuse de la version "Stability" en 1919;
  • publication semi- officielles du Nigerian Ritual, 1926. Cette édition du rite anglais style émulation est assortie de commentaires explicatifs détaillés sur la manière de l'exécuter ce qui va contribuer à sa diffusion;
  • 1927: première traduction française;
  • l’introduction des 3 grandes lumières des Anciens (Equerre-Compas-Volume de la Loi Sacrée) dans les critères de régularité (1929) si bien que, paradoxalement, la tradition des « Modernes » fondatrice de la Maçonnerie en Angleterre devient quasi « irrégulière »...;
  • 1969, 1ère impression du rituel quasi "officielle";
  • le déplacement des « châtiments » du texte des serments vers une autre partie du rituel (1986) et modifications de noms dans le rituel de l’Arc Royal (ce que nous n'avons pas adopté);
  • le débat sur l’évolution du rituel depuis la fin du XXe siècle (pour une simplification de textes jugés trop compliqués et rédigés dans le style religieux du XIXe siècle).

Conclusion

Pourquoi pratiquer ce rituel ? Parce qu’il est celui de la G∴L∴ mère de toutes les GG∴LL∴, parce qu’il est le plus pratiqué, parce qu’il est important de comprendre comment fonctionnent les anglais fondateurs de la Franc-maçonnerie. Ce faisant, il ne s’agit ni de copier servilement la Maçonnerie anglaise ni de l’ignorer car, comme le disait René Guilly : « Une maçonnerie française inféodée à l’Angleterre est une maçonnerie morte et une maçonnerie française ignorant l’Angleterre est une maçonnerie qui se meurt ».

Au sein de la loge « La Rose et le Chardon », nous ne sommes ni morts ni pressés de mourir.