Reconnaissance et régularité

Roger DACHEZ

(Tenue 6 janvier 2024)

Références bibliographiques :

R. Dachez, Franc-maçonnerie : Régularité et Reconnaissance. Histoire et postures, préf. A. Bauer, Paris, Conform édition, « Pollen maçonnique », 2015


R. Dachez, « Régularité et reconnaissance : réflexions historiques sur une équivoque maçonnique », La Chaîne d’Union, n°62, 2012/4, p. 30-45 (en accès libre : https://www.cairn.info/revue-la-chaine-d-union-2012-4-page-30.htm)


Origine de la question

Il faut opérer un « retour aux sources » et se replacer dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Si la franc-maçonnerie n’est pas encore spéculative, il n’en reste pas moins que sa composition sociale témoigne du fait qu’elle n’est plus opérative. On y croise ainsi des commerçants et autres boutiquiers qui trouvent dans cette première obédience, la Grande Loge de Londres et de Westminster née entre 1717 et 1721, un lieu d’entraide dont la ritualité incarne et structure une appartenance. En 1723, Anderson publie ses fameuses Constitutions dont le tricentenaire a été célébré l’an dernier par plusieurs colloques et conférences. Ce texte permet à la fois d’asseoir l’autorité de cette première obédience mais aussi de marquer un changement d’orientation de la franc-maçonnerie obédientielle naissante. Pour ce faire, cette première Grande Loge (autoproclamée) va exiger des loges que celles-ci reconnaissent son autorité. C’est la raison pour laquelle la première partie des Constitutions consiste dans le récit des origines légendaires de la maçonnerie (qui remonterait jusqu’à Adam). Une telle histoire mythique, impliquant que la Grande Loge de Londres ne fait que réveiller l’Ordre sans le susciter aucunement, a pour fonction de légitimer la première obédience maçonnique. L’opération connaît un certain succès ; en témoigne le fait que des loges ne sont connues d’un point de vue archivistique que parce qu’elles ont un jour attesté leur reconnaissance de l’autorité de la Grande Loge.

Le terme de « régularité » et les enjeux qu’il soulève s’inscrivent dans ce contexte historique précis. En effet, les loges se plaçant sous le patronage de Londres sont dites régulières. Il est souvent expliqué que ce mot vient du latin regula renvoyant à la règle que suivrait une structure. En réalité, l’anglais regular signifie tout autre chose car il renvoie à ce qui est normal, habituel, ordinaire.

La franc-maçonnerie est exportée en France à partir de 1725 mais la première grande maîtrise française date de 1738. Au premier Grand Maître français succède en 1743 un personnage fondamental : Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont qui reste en poste jusqu’à sa mort, en 1771. Lorsqu’il est élu, son titre n’est pas celui de Grand Maître d’une Grande Loge de France qui n’existe pas du tout à cette époque. Il est celui de « Grand Maître de toutes les loges régulières du royaume ». Il faut entendre ici le terme de « régulières » au sens anglais : on parle des loges ayant accepté l’autorité du comte de Clermont, l’ayant ainsi reconnu en sa qualité de Grand Maître. À cette époque, on oppose donc des loges « régulières » à des loges « bâtardes » donc le caractère péjoratif (notamment en matière de filiation) apparaît sans ambiguïté.

Jusqu’à ce moment, le terme de « régulier » est purement administratif et ne revêt absolument aucune dimension philosophique.

régularité & reconnaissance

Tout change au XIXe siècle, période de grande diffusion de la maçonnerie à l’échelle mondiale, extension permise par la colonisation. En Europe, dans la seconde moitié du siècle, on assiste progressivement à une séparation entre deux grandes maçonneries. D’un côté, on trouve une maçonnerie qui demeure « dans le tracé originel », comme disent les Anglais, c’est-à-dire qui reste fidèle aux références traditionnelles et à la dimension morale et spirituelle de l’Ordre dont le fondement est clairement religieux. D’un autre côté, apparaît principalement en France (mais aussi en Italie et au Portugal) une maçonnerie libérale, renonçant à ses fondements religieux et à ses expressions (Bible, référence au Grand Architecte de l’Univers…) et qui, contrairement à la première, fait le choix de s’impliquer dans la vie politique et sociale. Cette division entraîne une rupture entre la France qui évolue dans cette trajectoire d’une maçonnerie « libérale » et « adogmatique » et la sphère angloaméricaine demeurant dans une maçonnerie historique. 

À partir des années 1920, la Grande Loge Unie d’Angleterre (GLUA) ressent le besoin de clarifier cette division, d’abord en la reconnaissant. C’est pourquoi elle décide de ne plus entretenir de relations avec des obédiences qui ont renié l’identité historique de la franc-maçonnerie.

C’est à ce moment que le terme de « régularité » va prendre une signification nouvelle. Désormais, elle ne concerne plus les loges mais les Grandes Loges, c’est-à-dire les obédiences maçonniques. Est alors entendue comme régulière l’obédience restée fidèle aux références traditionnelles de la maçonnerie, et qui, à ce titre, est reconnue comme régulière par la GLUA. Cette dernière ne demeure donc in amity qu’avec les obédiences qu’elle reconnaît et qui sont dites régulières parce qu’elles ont été justement reconnues par Londres. Le critère de la régularité est donc la reconnaissance par la GLUA.

Reste à savoir sur quels fondements cette reconnaissance, clef de la régularité, peut être accordée. En 1929, la GLUA publie les Basic Principles for Grand Lodge Recognition. Ce texte liste les critères permettant la reconnaissance par Londres d’une obédience comme régulière.

Au regard de ces critères, la quasi-totalité de la franc-maçonnerie mondiale était alors régulière, qu’il s’agisse des Îles britanniques et du Commonwealth, de l’Europe du Nord, des États-Unis d’Amérique et de l’ensemble des possessions coloniales de ces États. Les obédiences non reconnues par Londres en raison de leur irrégularité sont concentrées dans de rares pays continentaux et, pour l’essentiel, en France. Au moment de la publication des Basic Principles, le Grand Orient de France représentait la quasi-totalité de la maçonnerie française, à côté du très minoritaire Suprême Conseil, ancêtre de la Grande Loge de France (GLDF). Ces deux obédiences n’étaient pas régulières puisque Londres refusait de les reconnaître. La raison est simple : toutes deux avaient écarté le fondement religieux de leurs textes et de leurs pratiques. Par exemple, ce n’est qu’en 1953 que la GLDF rétablit la Bible dans les loges. De plus, ces obédiences pratiquaient les intervisites avec des obédiences irrégulières, ce qui contrevenait clairement aux Basic Principles. Une autre raison expliquant l’absence de reconnaissance par Londres de certaines obédiences, et donc leur irrégularité, est arrivée plus tardivement : ce fut l’acception des femmes sur les colonnes, le texte de 1929 excluant toute mixité de genre.

Aujourd’hui, la GLUA anime un réseau d’environ 200 Grandes Loges reconnues à travers le monde. À l’échelle mondiale, seules 8 à 10 % des obédiences demeurent irrégulières et la quasi-exclusivité de ces structures sont française. La question de la régularité est donc purement nationale et ne dépasse pas vraiment les frontières de notre pays. Cependant, la situation française est plus complexe de nos jours en raison de deux éléments : les changements internes aux obédiences (comme les modifications substantielles qui ont pu se produire à la GLDF) et la croissance considérable du nombre d’obédiences. Reste qu’une seule obédience est régulière en France : la Grande Loge Nationale Française (GLNF). Elle l’est parce qu’elle est reconnue par la GLUA. Il ne faut donc pas cesser de répéter que la régularité consiste uniquement en la reconnaissance par l’obédience anglaise. Toute autre conception de la régularité n’a historiquement aucun sens.

La GLUA ne reconnaît normalement qu’une seule obédience par pays. Cependant, ce principe souffre de nombreuses exceptions : ainsi, il existe deux obédiences régulières en Italie ou en Grèce. C’est aussi le cas dans chaque État américain : Londres reconnaît dans chacun une obédience maçonnique caucasienne et une obédience maçonnique noire mais à condition que chacune reconnaisse l’autre, ce qui est le cas sauf dans six des États sudistes historiquement esclavagistes.

La France aurait pu rencontrer ce cas de figure car, à la suite de la crise interne de la GLNF (fin des années 2000 – début des années 2010), une autre obédience aurait pu être déclarée régulière. Il s’agit de la Grande Loge de l’Alliance Maçonnique Française, née en 2012 d’une scission importante de Frères de la GLNF. La reconnaissance londonienne avait même été l’un des buts clairement affichés lors de la création de cette nouvelle obédience. Mais l’entreprise a échoué.

Deux précédents historiques peuvent nous éclairer : d’abord le départ en 1958 d’une centaine de Frères de la GLNF pour créer la Grande Loge Nationale – Opéra (aujourd’hui Grande Loge Traditionnelle et Symbolique Opéra) dont l’identité correspondait largement avec les Basics Principles. Ensuite la GLDF qui a été retoquée par les Anglais une dizaine de fois dans son histoire.

pOSITION HISTORIQUE DES LNFU

Il faut enfin parler d’un autre précédent historique qui aurait pu se situer dans le même cas de figure mais qui n’a l’a volontairement pas été. C’est l’histoire de notre propre obédience, à l’origine de laquelle on trouve la Loge Nationale Française (LNF) créée en 1968 par scission avec la Grande Loge Nationale – Opéra.

À la création de la LNF, la question de la régularité aurait pu se poser. D’ailleurs, on trouve dans nos archives de petits documents dactylographiés et ronéotypés où l’on trouvait la liste de tous les Basic Principles attestant leur respect par la nouvelle obédience. Aucune autre structure, à part la GLNF, ne revendiquait comme fondement la foi en Dieu. Nous ne sommes pas ambigus puisque nous avons repris comme devise celle attribuée en 1472 à la Compagnie des Maçons de Londres : God Is Our Guide.

Si la LNF pouvait être reconnue par Londres, elle ne l’a jamais demandé. Nous avons toujours voulu témoigner ce qu’était la maçonnerie régulière et ce auprès de tous les maçons, indépendamment de leur obédience. C’est la raison pour laquelle les LNFU continuent d’entretenir des relations fraternelles et cordiales avec toutes les obédiences.

Aujourd’hui, une telle reconnaissance apparaîtrait fort difficile dans la mesure où les LNFU ont été fondées en intégrant la mixité de genre.

Cependant, il convient d’étudier précisément la position anglaise sur la mixité qui est souvent très mal connue. On oublie souvent qu’il existe en Angleterre deux Grandes Loges exclusivement féminines et qui représentent environ 6000 à 7000 sœurs. Il faut savoir que celles-ci utilisent les mêmes rituels que les frères de la GLUA.  Le 10 mars 1999, la GLUA a publié à leur sujet un official statement, c’est-à-dire une déclaration officielle, acte aussi rare que signifiant. Dans cette déclaration, Londres reconnaît l’existence de ces deux Grandes Loges. Il est donc intéressant de voir comment la texte, par une tournure typiquement anglaise, explique que les deux obédiences féminines sont « so far as can be ascertained, otherwise regular in their practice » (« sont, pour autant que l’on puisse l’établir, régulières dans leur pratique »). Il était difficile pour les maçons réguliers par excellence de constater la régularité de travaux d’obédiences ne respectant pas les Basic Principles… Pour autant, la maçonnerie féminine visée était bien vue comme régulière, bien sûr « Except that these bodies admit women ». Dans la pratique, ces obédiences utilisent les mêmes locaux et des Frères de la GLUA reçoivent des Sœurs en suspension de travaux. Par ailleurs, la transition de genre de certains membres de la GLUA a posé la question de leur maintien dans l’obédience, maintien qui a été approuvé, d’abord par les Frères de ces personnes transgenres eux-mêmes. En 2018, la GLUA a modifié le quatrième point des Basic Principles, passant de l’idée que les loges étaient composées « exclusively of men » à celle que pouvaient être membres de la GLUA « those who were made Masons as men » (« ceux qui ont été reçus Maçons en tant qu’hommes / alors qu’ils étaient des hommes »), prenant en compte l’hypothèse de la transidentité mais aussi les exigences du droit anglais. On voit qu’une feuille de papier à cigarette sépare aujourd’hui la GLUA de l’acceptation de la mixité.

 

Quant à nous, les LNFU, nous respectons l’essence des Basic Principles. Mais nous avons refusé d’entrer dans ces querelles, raison pour laquelle, à l’origine, la LNF a créé le concept de « Franc-Maçonnerie Traditionnelle Libre » : traditionnelle car elle respecte les Basic Principles, mais aussi libre de partager cette tradition avec toutes les Sœurs et tous les Frères, leur laissant ouverts nos temples et nos cœurs.


Roger Dachez